Quatuor de choke !

Est-ce d'avoir grandi à Hawaï, qui leur a donné le pouvoir de surfer ainsi sur la crête des émotions ? Est-ce la contemplation de l'infini de l'océan qui les pousse à toujours vouloir franchir leur propres limites ? Est-ce la solitude et l'introversion de Troy qui paradoxalement lui confère cette incroyable capacité à communiquer par la musique ? Est-ce qu'il y a besoin d'explications pour savoir que si le public a encore des oreilles pour écouter, des yeux pour voir et un cœur pour s'émouvoir ; alors, forcément, Chokebore sera The Next Big Thing ?

Pour ceux qui auraient raté le début, Troy, le chanteur-guitariste et les deux frangins, James et Jon, respectivement bassiste et guitariste, ont commencé à Hawaï sous le nom de Dana Lynn. Il reste de cette époque un single en vinyl vert sur Dionysus Records, qu'on peut encore trouver dans quelques rares boutiques. Les trois titres augurent déjà de ce que deviendra Chokebore. On y repère immédiatement la superbe voix de Troy aux accents inimitables, ce constant va-et-vient entre morceaux cool et explosions punks, un côté noise et trash qui côtoie des passages d'une beauté claire et limpide. "C'est les mêmes personnes à part qu'on a un nouveau batteur mais quand on a commencé, on s'est appelé Dana Lynn mais on n'aimait pas le nom, parce que c'était naze alors on l'a changé en Chokebore parce que pour une raison ou une autre, ça sonnait mieux. On aimait juste la façon dont Chokebore sonnait. On a commencé à Hawaï et on a joué là-bas pendant à peu près un an mais c'était trop petit et il n'y a pas de clubs pour jouer. On est allé en Californie. C'est mieux là-bas parce que tu peux tourner, sauter dans le camion et simplement rouler pendant des jours et des jours ; c'est fun."

En 93, une démo arrive à Amphetamine Reptile et Tom Hazelmyer décide de les signer immédiatement. Le premier single sort dans la série "Research & Development" avec "Throats to Hit" et "Nobody", deux titres franchement noise aux accents désespérés, sensuels et déjantés. L'album "Motionless" sort dans la foulée. Intense du début à la fin, il louvoie entre les titres purement noisy aux guitares triturées et sales et les morceaux plus cool saturés d'émotions, entre innocence exaltée et perversité, entre climats sombres et éclaircies lumineuses où la voix de Troy s'élève des profondeurs de son être jusqu'à des hauteurs insoupçonnées.
Ensuite commence l'aventure du Clusterfuck, une tournée à travers les Etats-Unis en compagnie de deux autres groupes du label, Guzzard et Today Is The Day. Avant que celui-ci ne se transporte en Europe au printemps 94, ils feront quelques dates en compagnie de Nirvana.
En Mars 95, le second album, "Anything Near Water" voit le jour. Plus calme en apparence, presque pop, si on ne se méfie pas des lames de fond, basé sur des rythmes mid-tempo, c'est un disque torturé, mélancolique et douloureux et le talent de compositeur de Troy s'y révèle totalement. Les morceaux sont tous plus beaux les uns que les autres, l'émotion gagne en profondeur et si MTV avait des oreilles, "Cleaner" serait déjà un hit international.
A l'automne 95, ils sont de retour pour une tournée à travers l'Europe où l'on découvre live non seulement les morceaux du deuxième album mais aussi deux ou trois nouveaux, encore plus beaux, tous totalement laminés par la scène, toujours plus speed, plus noise et plus mélodiques et tellement vécus de l'intérieur par les quatre membres du groupe qu'ils en deviennent absolument bouleversants.

L'Europe est décidément leur patrie d'adoption. "Je ne comprends pas très bien comment les choses marchent en Europe mais on préfère être ici. On préfère l'Europe parce que c'est vraiment fun. Alors on veut passer le plus de temps possible ici et c'est ce qu'on essaie de faire. Jusqu'à s'y installer ? Pas encore mais peut-être un jour. On continue de regarder pour trouver un endroit chouette." Quatre mois plus tard, donc, ils reviennent pour une tournée en Allemagne, Norvège, Suisse et Autriche qui durera tout le mois de Mars, en grande majorité en compagnie de Tocotronic, le groupe allemand qui monte. "On les a rencontrés la dernière fois qu'on a tourné ici. On jouait à Hambourg et ils sont venus nous voir et ont aimé le concert. Ils nous ont dit "On va tourner dans quelques mois, si vous voulez revenir" et on a dit "Oh oui, ça serait vraiment bien." D'abord, ils sont très bons, et ensuite on veut jouer en Europe autant que c'est possible parce qu'on aime ça. Beaucoup de gens sont fans de Tocotronic. C'est cool parce que peut-être qu'en nous voyant, ils vont aussi nous aimer. Qui sait ?" En guise de souvenir de la tournée, un split-single est édité avec deux titres de Chokebore et un titre de Tocotronic, introduction parfaite à leur excellente noisy-pop. C'est durant cette tournée qu'on les a retrouvé pour partager quelques dates et conclure par un interview avec Troy.

Mardi 12 Mars - Strasbourg - La Laiterie

Dehors le thermomètre oscille aux alentours de zéro et Troy traverse la salle avec un bonnet Norway enfoncé jusqu'aux yeux. Dès qu'ils montent sur scène, la température monte de plusieurs degrés. Troy fait une entrée fracassante par un saut périlleux. Les morceaux s'enchaînent, quasiment tous nouveaux, hormis quelques titres tirés des albums précédents, les meilleurs ("Coat", "Cleaner", "Lemonade", "Line Crush"...). Les nouveaux morceaux sont excellents sans exceptions, toujours dans la même veine mais avec une maîtrise encore plus grande dans l'écriture, qu'ils soient plutôt cool, mélodiques et tristes ou carrément bruyants. Le genre qui vous colle des directs au plexus, des coups de canif dans la poitrine, des frissons le long du dos et des larmes dans les yeux.
Autant de nouveaux morceaux en seulement quelques mois, on se demande comment ils arrivent à écrire à cette cadence. "C'est différent à chaque fois. Quelquefois j'arrive avec tout le morceau, quelquefois, James, le bassiste, a un riff et on fait les voix par dessus. Chacun amène des petits bouts au studio où on répète, et à chaque fois chacun a un petit bout différent et on travaille, on essaie d'en faire quelque chose. On a écrit quinze nouveaux morceaux, et c'était vraiment fun de les écrire parce que quelquefois, ça coule tout seul. Il y en a trois qu'on avait avant, et depuis on en a écrit quinze de plus. Sur l'album, je ne sais pas combien il y en aura, peut-être quatorze ou quinze." Cet album, ils l'ont enregistré en Avril et Mai, au studio Black Box de Iain Burgess, près d'Angers. Pourquoi enregistrer en France ? "Parce qu'on voulait, on a juste dit qu'on voulait enregistrer en France. On a entendu dire qu'il y avait un bon studio en France, on a dit OK faisons ça. On le produit nous-mêmes mais Iain Burgess nous aidera sûrement en temps qu'ingénieur du son."

Mercredi 13 Mars - Heidelberg - Karlstorbahnhof

L'autre face de l'Allemagne, qui tranche avec bonheur sur les images grises de la Ruhr. Une des plus vieilles villes universitaires d'Europe et un décor de rêve, un château dominant une ville fondée au XIIe siècle, entièrement piétonne qui s'étend le long d'une rivière dominée par les collines de l'autre rive. Un public nombreux se presse à l'entrée de la salle, apparemment dans l'espoir de voir Tocotronic qui malheureusement ne jouera pas ce soir, suite au deuil d'un des membres du groupe. Le batteur, soutenu par un public enthousiaste, joue quelques morceaux à la guitare sèche avant de laisser la place à Chokebore. Un set moins acrobatique que la veille, mis à part un plongeon de Troy la tête la première dans les escaliers qui vont de la scène à la salle, mais terriblement compact. C'est un bombardement continu d'émotions, violence, mélancolie, tristesse, colère... Acharnés sur leurs instruments, ils les triturent jusqu'à en extirper l'essence ultime de leur musique, avec une passion et une générosité sans limite. Dix fois par concert, Troy scande sa phrase préférée "Thank you for listening". "Thank you for playing" pense-t-on dans le public.
Backstage, Anthony, le boss d'AmRep Europe confirme qu'il fait tout pour que l'Europe finisse par accorder à Chokebore la place qu'ils méritent. Il les fait jouer autant qu'il peut, partout, tout le temps. Impossible de ne pas éprouver un attachement particulier pour AmRep et la personne qui incarne si bien son esprit. Amoureux de la musique et respectueux autant qu'il est possible des groupes et de leur public, tout le staff s'acharne au prix d'un travail de fourmi à imposer ses groupes, sans concession aucune, libre et indépendant envers et contre tous. Avec rien moins que l'ambition non pas de mettre les groupes dans un moule qui leur accorderait un succès immédiat, ou de signer des groupes qui pourraient a priori marcher, mais de faire changer le goût du public. Rien que ça ! Mais on sait bien que la foi peut soulever des montagnes. "Oui, on va rester sur AmRep. Je ne peux pas dire pour le futur, qui sait, mais pour le moment on ne pense pas à se passer d'AmRep parce que c'est un vraiment bon label. Anthony est vraiment un mec très très bien. Il fait tout pour que ça avance. Il sait ce qu'il fait. On n'a personne comme Anthony en Amérique. j'aimerais qu'on ait deux Anthony parce qu'en Amérique les gens ne veulent pas essayer autant que le fait Anthony. Il essaie vraiment d'avancer. On veut essayer. mais tous les autres c'est plutôt "Qui sait ? on peut jamais savoir, attendons et voyons ce qui se passe." Il n'y a personne qui nous pousse vraiment en Amérique. Il est même parfois difficile de trouver les disques du label. Je sais, c'est des trucs de business qui ont à voir avec le label. J'en ai aucune idée. Je ferais les choses autrement mais ce n'est pas mon boulot, mon boulot c'est de faire de la musique."

Jeudi 14 Mars - Zürich - Luv

Il suffit de quelques heures pour se rendre compte à quel point la ville à l'air allumée et semble plus que toute autre vivre la nuit. Autant au rythme de la techno qu'à celui du rock. Les affiches fleurissent sur les murs (non pas collées, civisme oblige, mais fixées à l'adhésif repositionnable !). Le club est à quelques pas du lac, petit, sympa, et rapidement bourré à craquer. La nuit promet d'être chaude, chaude, chaude. La scène est à à peine vingt centimètres du sol et les amplis à fond. Dès le premier accord, tout le monde recule d'un mètre malgré les earplugs. Chokebore, en sa qualité de support-band ne jouera que trois quarts d'heure mais on peut difficilement faire plus intense et on ressortira du concert complètement chavirés. Ils dégoulinent tous de sueur, Chris, cassé sur ses peaux imprime un rythme d'enfer, Troy s'égosille à essayer de couvrir de sa voix un déluge de guitares. Dommage pour ceux qui ne connaissent pas les textes. Ils sont une des composantes essentielles du groupe. Superbement écrits et étranges, ils sont le reflet de la personnalité complexe de Troy, vision lysergique du monde, images désespérément belles où la solitude occupe souvent la place centrale. "Ma façon d'écrire, c'est que je détourne tout ce qui passe et toutes ces petites choses dans le monde. J'ai écrit aujourd'hui et j'écris parce que c'est la seule chose que je puisse faire. Si je n'avais qu'une jambe et pas d'ami, j'écrirais toujours. Parce que je ne peux pas vraiment ne pas écrire, ça ne serait pas moi. C'est ça le truc, c'est quelque chose que je suis. Alors, quand je suis assis là, je regarde un mur, mais je ne vois pas le mur, je vois des images dans ma tête ou quelque chose d'autre ; j'ai ces images et avec un peu de chance je peux mettre ces images en mots et c'est vraiment fun pour moi, de changer les images en mots parce que quand tu y arrives, quand tu atteins ça, si tu le fais comme il faut, c'est vraiment intense, c'est un sentiment très fort. Tu vas te dire "oui, c'est exactement ce que je voyais dans ma tête". Voilà, c'est comme ça que j'écris, je détourne les choses ordinaires de chaque jour..." Troy n'écrit pas seulement des textes ; à vrai dire il écrit tout le temps, n'importe où et n'importe quand. Un livre, un jour ? "Je ne sais pas. Je sais que j'écrirais des livres mais je ne sais pas quand. Tout ce que je sais c'est que je mets la plus grande part de mon énergie dans ce que je fais maintenant, c'est à dire le groupe, et c'est fun comme ça aussi. Mais j'écris tellement à propos de tout, je ne sais pas pour ce qui est d'un livre, j'écris juste des pages et des pages sur des choses différentes. Peut-être que si j'avais la patience de faire ça, je le ferais, c'est juste un format différent, c'est tout."
Mais il n'y a pas que les textes, sa présence sur scène a quelque chose de proprement hallucinant. Habité, possédé par la musique et les mots, il rend ses sentiments tellement présents qu'après tout, il n'est peut-être même pas nécessaire de comprendre ce qu'il dit pour le ressentir. "Sur scène, je suis vraiment dans un état très émotionnel, c'est le seul moment où je sens que je suis là. Mais quelquefois je me sens seul. Quelquefois, parce que la musique est tellement solitaire, je sens seulement ce qu'est la musique, j'oblitère tout ce qu'il y a en dehors, je peux à peine voir quoi que ce soit mais j'écoute la musique et c'est à l'intérieur de moi. Si la musique est triste alors je me sens triste." La solitude, fatalement on y revient toujours, omniprésente dans les textes, et pas seulement dans les textes. "Oh oui je suis tellement solitaire que c'en est incroyable. Je suis tellement solitaire. Mais ça va. J'ai toujours été seul. J'ai confiance en moi, je sais que je ne serais peut-être pas solitaire pour toujours mais ça va, tout le monde est solitaire parfois, je pense. Je ne sais pas. J'ai été seul pendant vingt-cinq ans et quand j'ai eu vingt-six ans j'ai commencé à beaucoup penser à la solitude et ces trois derniers mois, je me suis vraiment dit, "je suis solitaire". C'était la première fois de toute ma vie que je me disais ça et c'était bizarre." Pourtant cette solitude semble souvent s'évanouir sur scène ; plus qu'avec des quantités d'autres groupes, la communication semble immédiate et intense. "Oui, c'est très différent, mais je ne sais pas de quel genre de communication il s'agit. Pour moi, c'est de la musique et les gens viennent pour voir la musique passer à travers une personne ou des gens, tout le groupe. Je ne sais pas, à propos de la communication. Je ne sais rien à ce sujet. J'ai à peine deux amis dans le monde entier, mais c'est cool, ça va. Je me prends pas la tête avec ça. J'ai beaucoup à l'intérieur de moi, assez pour me faire avancer, me faire penser. Quelquefois, sur scène, oui, c'est vraiment, vraiment bon, et là il y a cette communication. C'est juste là, ça coule tout seul, et ils savent ce que tu penses et tu sais ce qu'ils pensent et c'est un super sentiment mais d'autres fois tu te sens tellement loin ; mais dans un sens ou dans l'autre c'est juste la musique qui passe à travers moi, j'écoute la musique. La musique, le groupe, les concerts, obsession de chaque instant. Je n'ai rien d'autre dans ma vie. C'est comme ça que je fais les choses. Je me concentre complètement sur une seule chose. La musique est ce que j'aime le plus au monde et écrire est ce que j'aime aussi le plus au monde et ces deux choses sont ce que je veux faire plus que n'importe quoi d'autre au monde ; alors je le fais. Est-ce qu'il n'y a pas de quoi se sentir un peu déconnecté du monde ? Oh, oui, à chaque minute. Mais je ne sais pas, il n'y a rien que je puisse y faire, je suis comme ça, j'ai toujours été comme ça. Depuis que je suis tout gosse, je suis seul. Je crois que j'ai besoin d'être seul. J'ai besoin de ça pour écrire, pour être ce que je suis dans ma tête. Parce que ce n'est pas comme si je ne pouvais pas sortir et avoir une copine. Tout le monde peut sortir et rencontrer quelqu'un qu'il aime bien (...) J'ai une sœur, elle est cool. J'ai grandi avec ma mère et ma sœur et elles pouvaient toujours communiquer, parce que c'était deux filles, je suppose. Je ne pouvais pas avoir ce genre de relation, je n'ai pas de père. Je faisais mes propres trucs. Mais ce n'était pas triste. C'était intense."

Vendredi 15 Mars - Fribourg - Le FRI-SON

La ville est grise et triste et le temps maussade n'arrange rien. Situé dans un entrepôt ou quelque chose comme ça, en plein cœur d'une zone industrielle, le FRI-SON est une très belle grande salle hélas trop vide ce soir. Devant un public trop clairsemé et loin de la scène pour communiquer cette chaleur dont ils ont besoin pour enflammer leurs concerts, il manque la folie furieuse de la veille et cette excitation communicative qui fait de presque tous leurs concerts un moment unique. Mais les morceaux mélancoliques n'en sont que plus poignants et la magie est toujours présente. Avant de repartir vers la France, laissons conclure Troy.
"J'aime nager. J'aime beaucoup nager. J'aime être au bord de l'océan et de l'eau. Ca me fait me sentir à la maison, je pense que c'est parce que j'ai grandi sur une île. Ca me manque beaucoup, surtout l'hiver. Le soleil, la chaleur, l'océan me manquent." "Anything Near Water", on y revient toujours. Qu'à cela ne tienne, l'océan, ils vont pouvoir en profiter, puisqu'ils seront de nouveau en France en Juillet pour plusieurs dates et cette fois personne n'aura aucune excuse pour les rater. Entre temps, ils ont tourné de nouveau en Scandinavie, d'où ils ont ramené le morceau qui figure sur le CD et ont enregistré l'album qui sortira en Octobre. Il s'appellera "A Taste for Bitters" et pour y avoir jeté une oreille, je peux d'ores et déjà jurer qu'il sera magnifique.

Janique
Abus Dangereux face 47
juillet–septembre 1996